L’odeur de l'essence dans les stations-services, Sebastian G.
Depuis les jours de mon enfance, le parfum d’essence n’a jamais perdu ses caractéristiques, il a gardé ses traits typiques, et même aujourd’hui, plus de quinze ans après cette époque à laquelle la plupart de mes souvenirs remontent, c’est toujours le même processus qui se déroule quand ma voiture s’approche d’une station-service : l’enfance revient à moi à pas rapides dès que les premières vagues d’essence, après avoir percé discrètement la carrosserie, flottent au dessus du volant et se font remarquer sans délai à mon nez, si sensible à cette sorte de sensation. Mes mains deviennent humides de par la joie nerveuse qui s’installe en moi en conduisant le véhicule vers une place non-occupée. Bien sûr que c’est léger en tant que parfum, mais en même temps, c’est lourd en tant qu’impression avec des conséquences immédiates après que j’ai ouvert la portière du chauffeur de ma voiture, conséquences dont je suis la seule personne concernée.

En fermant les yeux, je me tourne sur mon siège et mets un pied hors de la voiture, sur le sol, jonché de petites flaques d’eau, autant de symboles emblématiques des réminiscences qui me viennent à ce moment-là et qui me venaient à une autre époque, loin dans le passé. Cloué au sol, je peux presque sentir les souvenirs se glisser dans mes sinus, puis avancer à travers de mon front jusqu’au cerveau, qui attend déjà impatiemment leur arrivée pour me faire replonger dans mon enfance.

Voilà, en expirant longuement, les yeux fermés, j’aperçois ma mère qui conduit la voiture vers la station, qui éteint le moteur et qui file vers la pompe à essence. Moi, je reste silencieusement sur la banquette arrière, lorgnant sur la poignée de porte. Aussitôt ma mère disparue dans le magasin pour payer la facture, j’ouvre timidement la porte, juste quelques centimètres, et j’inspire profondément cette interdiction non-plombifère, strictement proscrite par maman, qui me fait tourner la tête doucement. Il y a une note d’humidité dedans qui rappelle les milliers de kilomètres parcouru par les gouttes pétrolières à bord d’un cargo, un détail imprécis peut être saisi qui sent la chaleur du désert arabe d’où cet or noir provient et je remarque un élément de fumée qui retrace les cheminées des raffineries de pétrole des ports gigantesques tels que Rotterdam ou Hambourg.
Et même aujourd’hui, ce tas monstrueux de pensées enfermé dans le parfum d’essence conserve un certain goût d’illégalité, c'est-à-dire ce petit côté d’interdit. L’acte d'inspirer profondément avec une mine de jouisseur dans une station-service existe toujours. Je l’avoue, ce comportement de rébellion me satisfait, aujourd’hui autant qu’à l’époque où ma mère me préconisait de ne pas quitter la voiture à cause des odeurs régnant dans les stations comme un tyran règne sur son territoire : tout le monde le craint ce qu'il et dont il est capable, mais cette sécurité dans l’insécurité, ce confort dans le plus grand inconfort possible, lui donne l’air d’une créature sainte et admirative. Ainsi en est-il avec l’odeur d’essence, diabolisée par ma mère mais que j’adorais plus que tout pour cette même raison. Cette courte respiration, dont j’étais trop curieux, symbolisait pour moi la rébellion totale, un tout petit acte de désobéissance, qui me donnait l’impression d’être un petit Gandhi se révoltant contre les lois que ma mère avait instaurées, ignorant tous ses conseils et ses mots d’avertissement.
Humer cette odeur si précieuse, incarnait encore un jeu interdit et risqué auquel je participais dans le rôle du protagoniste principal, entouré du danger omniprésent - évoqué tant de fois par qui que ce soit - se référant aux accros dans les rues et qui étaient devenus dépendants parce qu'ils n’avaient pas su s’arrêter. Alors d’après ma mère, mieux valait ne même pas s’y prendre. Heureusement, j’ai toujours gagné ce jeu au feu, et même aujourd’hui, cela me procure encore un plaisir immense en ayant pris toutefois conscience du fait que ma mère avait bien raison et que ses soucis n’étaient pas que des phantasmes car parfois une seule odeur peut suffire pour faire basculer une personne du mauvais côté.