Née en 1961 à Bruxelles, Florence Aubenas est grand reporter (1) au journal Le Monde, où, après avoir "couvert" la Syrie, elle se consacre actuellement à des enquêtes de société. Bien que journaliste de la presse écrite parisienne dite "élitiste", elle est très connue du grand public français pour avoir été otage en Irak six mois en 2005, tous les médias hexagonaux s'étant alors quotidiennement mobilisés pour qu'on ne l'oublie pas.

Mais elle est aussi très connue pour un autre fait d'arme en quelque sorte, celui qui a consisté en 2009 à se faire passer - à la manière de Günter Wallraff en Allemagne - pour une femme sans diplôme ni expérience professionnelle et en recherche d'emploi. De cette plongée dans le monde du chômage et de la précarité est sorti un très beau document : Le Quai de Ouistreham, du nom d'un port normand près de Caen en Normandie où elle travaillera en tant que femme de ménage sur les ferries en partance pour l'Angleterre. Elle y décrit sans fard mais sans violence son parcours du combattant, les absurdités administratives et les dysfonctionnements du marché du travail. Surtout, c'est avec beaucoup de tendresse qu'elle dessine alors le portrait de toutes ses rencontres : celles d'hommes mais surtout de femmes, sœurs d'un temps dans le labeur.

Ce qui s'avère très efficace pour dénoncer l'exclusion et les inégalités sociales.

 

(1) http://lemonde.fr/journaliste/florence-aubenas/

 

La grève de la D, Lina M. 

 

Un jeudi au mois de mai. À 6 heures du matin, le quai est déjà plein de gens. Comme tous les matins on attend le train pour aller à l´université ou au travail. Mais ce matin-là tout est différent. La veille, on a regardé l´heure de départ annoncée par la DB. À peu près un tiers des trains régionaux ont été annulés. A la radio, on entend les annonces de bouchons qui ne veulent pas s´arrêter, à la télé on voit des reporteurs donnant des interviews, derrière eux des queues de gens devant les postes d´information de la DB. Sur facebook, on voit des gens s´indigner: « Merci, GDL. Continuez ainsi et je perdrai mon job à cause de vous. », « EEENNNCOOOOOREEEEE ???!!! », « n´avez-vous pas honte ? », « C´est quoi le but de cette grève ? À mon avis, cette grève n´a plus rien à voir avec la lutte pour vos droits, mais avec un jeu de force au détriment des gens qui sont dépendants des trains ! »

Le train arrive. Chacun essaye d´estimer où le train va s´arrêter pour être juste devant une des portes. Le train commence à freiner et on épie le wagon pour identifier des places libres. Ils en restent quelques-uns pour une dizaine de personnes. Les portes du train s´ouvrent, ҫa pousse et ҫa roule les yeux quand la place envisagée est prise par quelqu´un d´autre au dernier moment. Plusieurs personnes n´ont pas trouvé une place libre et sont debout, mais il y a assez de place pour que chacun puisse se tenir quelque part pour ne pas tomber quand le train s´arrête. Le chef de train annonce : « prochain arrêt Babenhausen ».

 Le train s´arrête. Encore une dizaine de personnes qui folâtrent sur le quai en attendant le train. Les gens entrent patiemment. De toute faҫon, il n´y a plus de place assise qui est libre. On se colle l´un vers l´autre. L´air dans le train devient de plus en plus chaud et désagréable. « prochain arrêt Seligenstadt ».

Encore plus de gens qui attendent le train qu´à la station précédente. On se prépare à défendre sa place dans le train. On contracte les muscles et toise les gens entrant avec défiance. Chaque personne étant capable de contester quelques centimètres de son propre espace dans le train. On essaye de résister aux coups de gens essayant de rentrer dans le train. On respire. Tout le monde est rentré. Ce n´est pas si serré qu´on l´avait estimé en voyant la masse des gens qui attendait le train. « Prochain arrêt Hanau Hauptbahnhof ».

Les fenêtres du train sont embuées. On souhaite l´arrivée à la prochaine gare pour qu´il y ait un peu d´air frais qui rentrera quand les portes sont ouvertes. Encore une foule attendant le train. Le marmonnement commenҫe. « Franchement, je ne sais pas comment ils vont faire pour rentrer. », « Plus personne peut rentrer. Faut qu´ils attendent le prochain train.», « Mais non ! Les pauvres! Le prochain train arrive dans une heure ! », « il restent encore des places sur l´étagère pour les valises ! ». On rigole, heureux d´avoir une place dans le train. Les portes s´ouvrent. Ҫa bouge, ҫa pousse, des gémissements énervés, ҫa roule les yeux. Les premiers accusations : « C´est qoui ce vélo-là. Il n´y a même pas assez de place pour les gens et lui, il prend son vélo ! Il a pas honte?! ». Maintenant on est serré comme les sardines. Malgré cette proximité on essaye de se toucher le moins possible. On baisse les yeux pour ne pas croiser le regard de quelqu´un. « Prochain arrêt Offenbach Hauptbahnhof ».

Le train s´arrête. On voit une foule sur le quai jetant des coups d´oeil incrédules sur les gens dans le train. Quelques-uns quittent le quai avec un regard énervé en sortant le téléphone de leurs sacs. Faut trouver une autre possibilité pour aller au travail. Les autres se poussent vers les portes. En espérant qu´il y ait toujours quelques centimetres libres dans le train. « Mais, c´est pas normal ҫa! Ils auraient pu mettre un deuxième wagon. » « Maiiisss noooon. Tu te crois où toi. On a assez de place. Tu vois, les gens entrent. De plus, il y aurait encore dix places debout de plus s´ils ouvraient les toilettes. » « Ahhh oui, tu as raison. Et même une place assise! » On rigole. Les portes se ferment. On expire, on est bientôt arrivé à Francfort. « Prochain arrêt Frankfurt Südbahnhof ».

On met les vestes, on scrute le chemin le moins bloqué pour sortir du train. Le train s´arrête. On se pousse vers les sorties, emporté par la foule qui se dirige vers les portes. Quelques-uns essaient de se diriger à la direction contraire de la foule en essayant de dégoter une place devenue libre. Sans réussite. Le flot des gens qui veut sortir du train est trop fort. À chaque pas qu´on se rapproche de la porte, on ressent plus d´air frais rentrant dans le wagon. On arrive à la porte. Finalement, on peut aspirer. On se détend. On inhale l´air frais, soulagé qu´on va arriver au travail à l´heure.

 

 

L'épicier du coin, Romina S.

 

Il est 7h30 du matin. Mohammed-fils (1) vient juste d'ouvrir sa petite épicerie située au coin d'une rue à Francfort Bockenheim, un vieux quartier situé à 3 km du centre ville de la capitale financière de l'Europe. Depuis 1895, Bockenheim fait partie de Francfort qui se trouve au sud-ouest de l’Allemagne. Aujourd'hui ce quartier est le plus populeux de Francfort avec une grande rue, la Leipziger Strasse, où l’on peut trouver des biens du quotidien dans toutes sortes de magasins.

Mohammed range les légumes, les fruits, quelques fruits exotiques comme des grenades, des fruits secs, des dattes, des figues. La pâte feuilletée faite maison est arrivée et il faut la mettre au frais. Ahmet va bientôt arriver avec le pain provenant de la pâtisserie turque.

La communauté chiite turque et pakistanaise de Francfort a réussi à construire une nouvelle maison de Dieu et une maison d’œuvres paroissiales en annexe. En 2013, la construction de la mosquée au bord de Bockenheim et des lieux industriels a commencé.

Mohammed est content d'avoir un nouveau lieu pour prier. Ce matin il a prié Dieu à la maison parce qu'il est seul dans le magasin. Son père, Mohammed senior, le propriétaire, rend visite à ses parents. Comme ses copains, lui n'a pas terminé ses études, ni appris de métier. Grâce à la bonhomie de sa famille il peut travailler au magasin de son père.

Récemment, une centaine d’islamistes allemands sont partis lutter en Syrie pour l’état islamique de Dieu. Ils travaillent et tuent au nom de Dieu. L'office fédéral pour la protection de la Constitution a analysé les CV de ces combattants volontaires. Seulement 25% ont un diplôme de fin d'études, 6% terminent un apprentissage et 2% font des études. 11% sont des femmes.

Quand Mohammed-fils a vu le clip de l'IS cela l'a fasciné. C'était comme un jeu vidéo. Le prophète expliquait l'importance de leur mission. Il voulait partir tout de suite. D'abord aller en Turquie et après en Syrie mais son père l’a retenu. Ses parents ne vont pas à la mosquée. Ils ne prient qu'une fois par mois. « Pourquoi tu veux aller là bas? » lui a demandé son père. Il ne comprend pas.

30% des jeunes en partance pour le Moyen-Orient ont moins de 25 ans, 20% sont au chômage, 12% travaillent mais dans la catégorie des bas salaires. L'islamiste moyen? Il est sans formation, sans travail et jeune. Dans les centres des grandes villes leur attention est attirée par les distributeurs de Corans. « Lies! » est écrit en gros sur les panneaux. En allemand cela veut dire « Lis! » mais en anglais cela signifie « mensonges ». Mensonges ou pas les jeunes y croient.

Le père de Mohammed est arrivé en Allemagne dans les années 1980. Bien après les trente glorieuses, il y avait toujours des centres d’exploitation du charbon dans l’ouest de l'Allemagne et des grandes entreprises dans le sud qui avaient besoin de main d’œuvre. Aujourd'hui il ne reste que deux mines de charbon en tout dans la RFA et la production de la plupart des entreprises a été délocalisée en Chine et dans les pays de l'Est.

Dès son arrivée son père a travaillé dans une mine mais compte tenu de différents problèmes de santé il a décidé de déménager à Francfort avec sa femme et ses deux enfants et d’aider son oncle dans le magasin de légumes. Quand l'oncle est mort, il a repris le petit marché et l'a agrandi. La religion jouait seulement un deuxième rôle. Il était occupé par le travail et sa famille. Durant ses obligations son enfant lui a lentement échappé des mains.

Il y a deux ans, quand pour la troisième fois Mohammed-fils n'a pas réussi à avoir une place d'apprenti, il a commencé à aller à la mosquée. Encore jeune, il a été paralysé par les mots de l’Imam la première fois qu'il y est allé. Peu à peu il a changé sa façon de vivre. Il n’aimait pas les jeans, comme ça cela n'a pas été difficile pour lui de porter des pantalons amples. Il s'est laissé pousser la barbe et a porté un bonnet de prière toute la journée. « En marchant dans les rues les gens me regardent », confirme-t-il en souriant.

Sa nouvelle identité fait peur à ses parents. Auparavant, ils se fâchaient quand il sortait en boîte de nuit et revenait à la maison totalement ivre. Maintenant ils désireraient voir son fils avec des copains tenant une bouteille de bière dans les mains au lieu du Coran. Ce livre ils l'appellent le Coran "rédigé par n'importe qui" et qui est très différent au Coran que les marchands ont sur leurs étagères à la maison.

 

Deux mois plus tard.

Il 7h30 du matin. Le père de Mohammed vient juste d'ouvrir sa petite épicerie au coin de la rue à Francfort Bockenheim. Mohammed son fils est parti mais il ne sait pas où. Il voulait rendre visite à la famille en Turquie mais il n'a pas donné de nouvelles depuis deux mois.

 

[1]Nom changé

 

 

Une matinée en soins intensifs, Sofia P.

 

Il est quatre heures et demi du matin, le réveil sonne. Encore fatiguée dune nuit passée trop vite, je décide de rester allongée quelques minutes. Le service dhier soir a été très agité et jai très mal dormi. Je me demande ce quil pourra bien mattendre aujourdhui. Je passe en revue les chambres de la une à la onze. Quand jai quitté le service nous étions plein. La plupart des patients sont intubés et instables. Espérons que je puisse garder mes chambres ce matin. Mon patient, Monsieur Dupont, lui, sest bien stabilisé hier. Nous avons enfin arrêté les catécholamines et diminuer les sédatifs. Avant de le quitter il commençait à grimasser. Pourvu quil puisse bientôt être extubé. Et ce matin il ne faut surtout pas que joublis de remplir le formulaire de Madame Breton. Demain, après plus de quarante jours dhospitalisation dans notre service, elle va enfin être transférer en réhabilitation. Plongée dans mes pensées les quelques minutes sont déjà passés, pas de temps à perdre, il faut que je me lève.

 

Quelques exercices de Yoga, un petit déjeuner pris de force, pour ne pas tomber moi même en hypoglycémie, je prends mes résolutions pour la journée: Surtout rester calme quoi quil arrive, respirer profondément et ne pas se lancer dans des conflits qui naboutirons de toute facon à rien.

 

Je me mets en route. Une fois dans la voiture, je mets dabord la musique, dernière évasion avant les huit heures de travail qui mattendent, puis le chauffage parce quen plus de faire sombre, il fait froid. Cest bien aujourdhui, comme nous sommes dimanche matin, je trouve assez vite une place pour me garer. Arrivée au vestiaire, après être passée par la pointeuse qui ma encore accueillie avec son texte automatique Bonjour Sofia Portail,  je me dirige vers larmoire des tenues de travail qui, une fois de plus est dépouillée. Ça commence bien. Il reste quelques tailles II qui sont l’équivalent dun quarante - quarante deux. Alors habillée en clown en bleu, je mets mes baskets dhôpital, attache mes cheveux rapidement en chignon et me dépêche pour avoir un peu de temps pour boire un thé avant de me jeter au travail. Première respiration profonde devant la porte du service. Jentre. Après avoir fait quelques pas jentends un rire familier qui me fait sourire. Cest celui de Géraldine. Une bonne surprise. Géraldine est une infirmière dune cinquantaine dannée que jadmire beaucoup pour sa bonne humeur contagieuse, sa patience et surtout pour sa tenacité avec toutes ces années de travail au même service. Denise aussi est là. Toutes les trois nous avons lhabitude de travailler ensemble. Après avoir dit bonjour, la première question habituelle du jour: Combien sommes nous aujourdhui?. Soulagement, une seule infirmière est malade et Daniel a accepté de la remplacer. Il a été appelé hier soir pour savoir si il pouvait venir travailler ce matin à six heures. Daniel fait aussi parti des anciens, sa présence est très agréable et rassurante parce quil reste toujours calme. En sept ans je ne lai jamais vu se mettre en colère. Il arrive dans la salle de repos en même temps que Julie, la plus jeune infirmière. Julie a une vingtaine dannée, très bonne élève en théorie elle a voulu travailler directement, après ses examens, en soins intensifs, sans aucune expérience. Mais après plus dun an au service elle narrive toujours pas à sadapter. Elle parle en se rongeant les ongles, un regard craintif et dans des situations sérieuses elle panique très vite. Elle même se demande souvent et ouvertement si il ne serait pas mieux pour son propre bien-être de changer de service. Le problème est que cela signifirait pour elle une grande défaite. De mois en mois son état sempire et, à son âge, elle commence déjà à prendre des somnifères et des médicaments contre lhypertension artérielle. La plupart des collègues nont plus le temps, ni la patience, ni la force pour laccompagner.

 

Géraldine et Denise sortent chacune de leur sac leur pédomètre. Elles racontent que la semaine dernière elles ont fait seize kilomètres en un seul service.

 

Il est six heures, l’équipe de nuit semble être occupée car personne ne vient nous faire le compte rendu de la nuit. Cest mauvais signe. Nous sortons de la salle de repos pour voir ce quil se passe et en effet les alarmes sonnent sans intérruption et nous appercevons Olivia en train de courir. Nous allons jeter un oeil. Un patient est en train d’être intubé par un anesthésiste et les médicaments en route confirme linstabilité aigu du patient. Quand Olivia nous voit elle nous salue avec un Bienvenue en enfer!. Marjorie, agacée, lui dit de faire vite-fait le compte rendu de la nuit pour quelles puissent enfin rentrer chez elles au plus vite. Nous nous installons alors devant le moniteur central et Olivia nous raconte les péripéties de la nuit. Un patient désorienté, Monsieur Martin, na pas arrété de crier, il a réveillé tous les autres patients non-intubés, a essayé à plusieurs reprises de senfuir de son lit et pour finir à cinq heures du matin, ce même patient, a du être réanimé. Le docteur supérieur est en route, il devrait arrivé dune minute à lautre dans ce que nous surnommons le HKL (laboratoire de cathétérisme cardiaque) pour intervenir durgence.

 

Olivia est heureuse davoir libre quelques jours. Après la remise globale du service elle nous dit que quoiquil arrive elle ne viendra pas travailler pendant ses jours de libre et que ça ne servirait à rien de lappeler si nous avons besoin de personnel.

 

Nous nous regardons comme si nous allons partir au combat et nous nous dirigeons vers le tableau pour répartir les chambres. Géraldine est volontaire pour être chef d’équipe. Nous en sommes reconnaissant parce que cest une tâche ingrate. Moi je garderai la clef de notre coffre fort, ce qui signifie aussi contrôler les médicaments, la température des frigidaires, le bon fonctionnement du défribillateur, de lappareil respiratoire mobile ainsi que de contrôler les bouteilles doxygènes. Denise prends le téléphone en cas durgence au HKL et Daniel soccupera de libérer régulièrement la KFA, une sorte de boîte à lettres ambulante qui nous permet de rester avec nos patients. Une fois réparti Géraldine annonce Rendez vous ici à neuf heures. Comme le service sannonce mal nous prendrons le petit déjeuner tous ensemble devant le moniteur central, les yeux fixé sur l’écran et interrompus toutes les deux minutes, pour être sûr de chacun puisse prendre sa pause

 

La prochaine remise des données est plus concrète et se passe dans les chambres des patients. La mienne est rapide parce que je connais déjà mes Patients. Quand l’équipe de nuit sen va nous leur souhaitons à tous bonne nuit et commençons tout de suite à travailler pour ne pas perdre de temps. Il faut recontrôler la position du patient, vérifier les médicaments, les alarmes du moniteur, écrire les paramètres de lappareil respiratoire, puis continuer avec la prise de sang, la préparation des médicaments, les soins corporelles, etc. Le but du jeu est de faire le maximum avant la pause pour pouvoir laisser la place aux familles, être disponible en cas durgence, et pour pouvoir commander tous les médicaments et tous les ustensiles nécessaires pour les prochains trois jours.

 

Dans les couloirs quelques sourires, quelques anecdotes rapides allègent la dureté de la tâche et comme par miracle, perdus dans notre routine, les treize heures sonnent. La prochaine équipe boit son café et va bientôt prendre la relève.