Petit-fils d'immigrés russes et "fils de" la célèbre soviétologue Hélène Carrère d'Encausse, Emmanuel Carrère a commencé sa carrière en "écriture" à travers le journalisme et la critique de cinéma pour des journaux tels que Positif et Télérama. Un intérêt pour le septième art jamais démenti depuis, puisqu’ aujourd’hui encore, Emmanuel Carrère signe et cosigne de nombreux scenarii et est régulièrement appelé à siéger dans des jurys de festivals cinématographiques.

Un temps attiré par le roman, au tournant des années 2000 cependant, il abandonnera définitivement ce genre pour se consacrer à ce que d'aucun appelle, notamment aux Etats-Unis, la "creative non-fiction", le "nouveau journalisme", ou, dans sa version française, le "journalisme littéraire". Dans ce cadre, L'adversaire, son premier récit non fictionnel sorti en 2002 peut être considéré comme fondateur. L'auteur y part à la recherche, si tant est que cela soit possible, de la vraie personnalité de J.C. Romand, menteur pathologique, reconnu coupable en 1996 de l'assassinat de toute sa famille après lui avoir fait croire pendant dix-huit ans qu'il était médecin. Suivront après dans la même veine Un roman russe en 2007, merveilleuse quête identitaire, suivi D'autres vies que la mienne en 2009, Limonov en 2011 et enfin Le Royaume en 2014 pour lequel il recevra le prix Littéraire du journal Le Monde. L'occasion pour lui de commenter sa démarche en affirmant : "Ce qui m'intéresse, c'est de pouvoir écrire un reportage comme je le ferais pour un livre. A la première personne, en tournant autour du pot, en ayant la possibilité de raconter les choses d'une façon un peu sinueuse." Effectivement car c'est justement ce "tourner autour du pot" qui fait l'intérêt de ses livres. De même que l'extrême pertinence de son regard tout personnel.

 

 

 

Gabrielle, Annabella C.M.

 

J’ai rencontré Gabrielle au début du deuxième semestre dans un cours de marketing. Son apparence physique était typique d'une étudiante en sciences économiques. Ses traits de visage étaient symétriques, elle était bien maquillée et ses vêtements étaient parfaitement coordonnés. En conclusion, on peut se dire qu’elle était vraiment jolie.

Néanmoins, il y avait quelque chose de remarquable dans son comportement qui la distinguait de la plupart des autres étudiants. Je crois que c’était son engagement. Elle était extrêmement organisée et concentrée. Pendant que beaucoup d'autres étudiants conversaient avec leurs voisins de table à voix basse, elle prenait des notes et écoutait attentivement. Par ailleurs, elle était presque toujours seule. Je la voyais rarement en compagnie et je me demandais très souvent quelle était la cause de son ambition et de sa solitude.

Quelques semaines avant les examens, j’ai parlé avec elle une première fois parce que nous devions réaliser le même projet dans notre cours de marketing. Cette première conversation m’a vraiment étonné. Comme elle n’avait pas beaucoup d’amis, j’étais convaincue qu’elle était peu aimable. Toutefois, le contraire était le cas et je me suis bien entendue avec elle tout de suite. Apparemment, nous avions le même sens de l’humour. Depuis ce jour-là, notre amitié a commencé à grandir. Nous mangions ensemble au restaurant universitaire, nous passions les pauses ensemble et nous étudiions ensemble. Plus je la retrouvais, mieux je pouvais comprendre son mode de vie.

Gabrielle était fille unique et vivait dans un petit appartement avec sa mère. Comme son père avait abandonné sa mère quand elle était petite, elle vivait dans des modestes conditions. Sa mère était caissière et malgré ses longs horaires de travail, elle ne gagnait pas beaucoup d’argent. De plus, elle avait une mauvaise santé et il fallait qu’elle se repose beaucoup. C’est la raison pour laquelle Gabrielle travaillait en plus de ses études dans une petite entreprise. Quand elle m’a raconté sa situation familiale, j’ai eu l’impression qu’elle ne voulait en aucun cas dépenser l’argent de sa mère. Comme si elle avait une mauvaise conscience.

En outre, son indépendance était le bien le plus important qu'elle avait au monde. Quand nous avons eu une conversation sur nos futures prétentions salariales, elle m’a expliqué que son but était de ne pas se préoccuper de l’argent à l’avenir et de ne pas être dépendante d’un homme. Je suppose qu’elle voulait surtout exercer un contrôle sur sa vie à cause des circonstances à la maison qu’elle ne pouvait pas changer. Je me suis aussi aperçue du fait que si elle travaillait et étudiait tant c'était pour se changer les idées.

Après avoir écouté son histoire, j’ai été capable de saisir les raisons pour lesquelles elle se tenait éloignée des autres étudiants. Je suis sûre qu’elle craignait que les relations avec d'autres personnes puissent la distraire de son chemin. En outre, elle aimait la tranquillité et elle n’avait pas besoin de la compagnie d’autres personnes pour se sentir à l’aise. Probablement, c’était une conséquence du fait qu’elle n’avait pas de frères et sœurs. Somme toute, Gabrielle m’avait appris qu’on ne doit pas porter un jugement précipité sur les autres. En effet, parfois les choses sont beaucoup plus compliquées qu’elles ne paraissent.

 

Jeanne, Daria L.

 

La nouvelle meilleure amie de mes parents s'appelait Jeanne.         
C'était une femme qui savait ce qu'elle voulait. Elle avait des vêtements très chers et de bon goût, sa coiffure toujours était parfaite et elle se comportait d'une manière élégante.                                   
Je me posais parfois la question: Pourquoi une telle femme n'avait-elle ni mari ni enfants.
Jeanne ne parlait jamais de sa famille ou de ses amies.

Elle parlait seulement de choses actuelles dans le monde: de politique, d’un livre super-intéressant, d’un nouveau restaurant à  Francfort…                                                      

Elle me donnait l'impression de  dissimuler quelque chose derrière toutes ces conversations futiles et je me demandais souvent si mes parents aussi le remarquaient.                                      
Jeanne évitait de regarder dans les yeux.                                  
Un jour, elle a dîné avec nous à la maison. J'étais très fatiguée et sans le faire exprès, j’ai dévisagé Jeanne pendant plusieurs minutes. A ce moment là, j’ai perçu ses yeux profonds et pleins de haine. Ces yeux étaient en contradiction avec le reste de son allure (ou peut-être était-ce le contraire du reste de son apparence)
Tout à coup, elle m’a demandé « Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi tu m'observes? »
Cette femme qui était normalement si sûre d’elle et distante, est devenue extraordinairement nerveuse. Je me suis dit qu'elle avait peur que je puisse deviner ses intentions.
Mais que cachait-elle? Avait-elle un secret terrible?            

A partir de ce soir là, j'ai interprété tous ses regards et toutes ses attitudes d'une façon différente. Pour moi, c'était clair: Jeanne n'aimaient pas mes parents comme des amis.  Elle voulait la vie de mes parents.  Elle désirait l'amour, des enfants, une famille comme nous.   Enfin! J'ai finalement compris pourquoi elle était  toujours malade quand il y avait une cérémonie chez nous. Pour elle, il devait être insupportable de nous voir heureux.             

Mais une chose reste incompréhensible pour moi: Pour quoi avait-elle alors besoin de nous? De temps en temps, elle ne répondait pas aux appels de ma mère.  Puis, après des semaines, elle venait nous rendre visite quotidiennement. C'était mystérieux et j'avais peur de la vérité. Était-elle capable de faire du mal à mes parents?

 

 

Eliska, Lisanne M.

 

Eliska était assise en face de moi. Elle buvait du café refroidi et regardait par la fenêtre. Son regard s'éloignait, se perdant dans le vide. Depuis le moment où j’avais formulé mon objection, elle avait arrêté de me répondre. Parfois, il me semblait qu’elle était trop entêtée.

 

Cela faisait cinq ans que j'avais fait sa connaissance. Elle venait juste de déménager ici pour travailler comme rédactrice dans une revue de mode. Sa famille habitait aux environs de Prague, dans une petite ville à la campagne. Ils possédaient une petite boucherie, la mère faisait les comptes, le père était le boucher. Selon ce qu’Eliska m'a raconté, ils devaient mener une vie très simple mais assez calme et heureuse. Elle n’en parlait pas beaucoup. Un jour,  Eliska avait pris la décision de partir. Elle était encore jeune, venait juste de passer son bac, et elle était bien décidée de ne pas rester plus d'une minute dans cette étendue déserte, comme elle l’appelait. Alors elle a quitté brusquement ses parents, quitté le pitoyable quotidien, pour trouver le bonheur dans notre ville turbulente.

Pour elle, la vie à la campagne était de moindre qualité, et elle venait enfin de la surmonter. Elle adorait le glamour, le luxe, être sans souci. Elle se réjouissait de l’architecture des immeubles, des parcs et elle aimait se promener au bord de la rivière en songeant à la beauté de la vie. Bref, c'était une jeune femme équilibrée qui profitait de sa vie sans trop penser à demain.

Le matin où elle me quitta moi aussi, nous nous étions retrouvés dans un petit café comblé d’antiquités qui lui donnaient un air romantique et douillet, avec vue sur une jolie place où des papis jouaient à la pétanque le samedi et le dimanche. C’était le café préférée d’Eliska. Elle se passionnait pour son atmosphère autant que pour ses pâtisseries.

 

Comme d’habitude nous nous plaçâmes à la fenêtre. C’était elle qui avait voulu me voir, il fallait qu’elle me parle. Ceci n’était pas de nouveau pour moi. J’étais habitué, donc insouciant. Il fallait très souvent « qu’elle me parle ». Mais cette fois, elle paraissait différente. Son rayonnement avait disparu. Au lieu du sourire amoureux dont elle me comblait normalement, j'eus droit à un regard fait d’un bizarre mélange de fermeté, de douleur et d’abattement et que je n’avais jamais eu pendant les cinq ans que nous étions en couple. Elle avait l’air complètement désillusionnée et en même temps déterminée. Elle commença à parler. Elle me dit plein de chose que je ne comprenais pas. Sur son travail dans la rédaction, qu’elle avait des problèmes avec sa collègue qui était une de ses meilleures copines, de ses petits oiseaux à la maison. À vrai dire, je ne me souviens plus. J’étais trop perturbé par les changements de son expression. Elle aurait pu me parler du temps qu’il faisait et le résultat de notre conversation aurait été semblable. Je ne pouvais pas suivre ce qu’elle disait. Je notais bien qu’elle me cachait quelque chose. Je ne la connaissais pas ainsi. Pourquoi est-ce qu’elle ne m’en parlait pas ? Ne me faisait-elle pas confiance ? Elle ne cachait jamais rien, ce n’était pas de son style. Peut-être était-elle orgueilleuse, mais elle avait bon cœur et elle était franche comme la Sainte Vierge. D’ailleurs, elle savait bien qu’elle pouvait tout me dire. Je ne la jugeais pas.

 

J’essayais de penser à des raisons, pour m’expliquer son comportement. Je ne l’écoutais plus et répondais rarement.

 

Une phrase m’a arraché à mes pensées. Elle quittait la ville. Elle avait déjà démissionné de son travail et de son appartement. Elle rentrait chez ses parents. Je ne me souviens plus si elle m’a expliqué pourquoi. On a discuté. Tant que les autres convives ont commencé à nous jeter des coups d’œil. Mais je savais bien qu’aucun argument de ma part n’aiderait : elle ne changerait pas d’avis. Son regard la trahissait.  Elle m’abandonnait à mon tour.